LA VENGEANCE DU CROQUEMORT

 

Pour inventer toutes les techniques de management de la qualité, d’organisation du travail, de management humain, il suffit d’avoir à fabriquer le produit le plus complexe qui existe au monde … et d’avoir des patrons intelligents. C’est ce qui s’est produit à la Western Electric Company à Hawthorne à Chicago dans les années 1920. C’était il y a 100 ans, on a pas fait mieux depuis.

 

Once upon a time, in the year 1880 in Kansas city …

 

Il était une fois, en 1880 à Kansas city, Almond Strower était le patron d’une entreprise de pompes funèbres. Son meilleur ami mourut, l’histoire commence mal !

 

Lorsqu’il se rendit aux obsèques, la double peine, c’est son pire concurrent qui officiait, alors qu’il aurait été prêt, à l’évidence, à prendre tous les frais à sa charge si la veuve avait fait appel à ses services. Pour un homme sensible comme lui cela a été un choc épouvantable.

 

La veuve interrogée par la suite lui a assuré qu’elle avait bien évidemment téléphoné à son entreprise mais qu’à sa grande surprise c’est le concurrent qui était venu faire le travail, fort de toutes les informations fournies au téléphone.

 

Almond a mis son déguisement de Sherlock Holmes et est parti faire son enquête. A cette époque là, et encore dans les campagnes françaises reculées quand j’étais petit, les centraux téléphoniques étaient manuels. Quand on décrochait on était en contact avec une « demoiselle des téléphones » et on demandait « passez moi le 22 à Asnières s’il vous plait ». Elle enfichait un connecteur sur le central d’Asnières, où on redemandait le 22, et parfois on l’obtenait.

 

Quand on demandait au téléphone l’entreprise d’Almond au central de Kansas City, l’épouse du concurrent qui y était « demoiselle des téléphones », la félonne, passait la communication à l’entreprise de son mari.

 

La vengeance du croquemort Almond sera terrible, épouvantable, il décida de supprimer toutes ces « demoiselle des téléphones » malhonnêtes. On s’attendrait à ce que ce cowboy de l’ouest fasse une descente avec sa Winchester et son Colts 45. Que nenni, ce fut bien plus terrible encore.

 

La vengeance est un plat qui se mange froid, ça a pris 11 ans.

 

Almond qui n’avait jamais fait d’études retourna à l’école, puis l’université pour devenir ingénieur en électricité, mécanique et électrotechnique, et se mit au travail d’arrache pieds, tout en continuant à enterrer ses clients.

 

Ce n’est qu’en 1891 qu’il fit breveter le premier commutateur téléphonique entièrement automatique, permettant de mettre au chômage les « demoiselle des téléphones ». Il créa la Strower Automatic Telephone Exchange company et couvrit les états unis puis le monde occidental avec ses  commutateurs téléphoniques. Le premier central permettait de relier 99 utilisateurs et, d’une complexité inouïe pour l’époque contenait des centaines de relais électriques, eux-mêmes fort complexes à produire. C’était déjà le produit le plus complexe que l’humanité ai conçue.
La nouvelle génération de commutateurs nécessitait des dizaines de milliers de relais, complètement hors de portée d’Almond, qui sagement vendit tout ça à la plus grosse compagnie de téléphone de l’époque, AT&T filiale de Bell Telephones. De toute façon la vengeance était accomplie, les « demoiselle des téléphones » avaient disparues, et lui était riche.

 

TAYLORISME ET FORDISME.
Inventée dans les années 1880, c’est une technique d’organisation de la production appliquée dans des usines où la division du travail était déjà la norme. C’est l’étude de chaque poste de travail, de chaque geste pour obtenir la meilleure productivité possible par des ouvriers peu formés. C’est donc l’optimisation du travail à la chaine. Cela a permis de baisser considérablement les coûts des produits industriels et ainsi d’augmenter la richesse disponible. Son application la plus emblématique a permis à Henry Ford de démocratiser l’usage de l’automobile dans les années 1908 aux États Unis et 10 ans plus tard à André Citroën de faire de même en France.
Cela a été présenté comme un abêtissement des ouvriers, ce qui n’est pas faux, mais a permis un « compromis économique et social vertueux » quand l’augmentation de la paie des ouvriers et la baisse du prix des voitures a permis aux premiers d’acheter les secondes, ce qui a été une véritable révolution sociétale.
Ce type d’organisation existe toujours, mais tend à disparaitre, car ces ouvriers sont remplacés par les robots. Les robots volent le travail des ouvriers, oui, mais le travail idiot ce qui permet le développement d’un travail plus intelligent.

 

Partons de l’idée, un peu exagérée, qu’on considère ici l’ouvrier comme une machine dont il faut optimiser les performances mécaniques, tout le reste sera construit là-dessus.

 

ELTON MAYO.

 

L’usine d’Hawthorne de la Western Electric est une des plus grandes du monde, 40000 personnes, essentiellement des ouvrières, et elle fabrique les produits les plus sophistiqués au monde, centraux téléphoniques et autres matériels de téléphonie. La Direction a deux soucis, la productivité et le fort taux de rebuts, la recherche d’amélioration dans ces deux voies générera deux révolutions, toujours d’actualité un siècle plus tard.

 

Dans les années 1924-1927 la Direction, supposant que les conditions de travail peuvaint avoir une influence sur la productivité (ce qui ne semblait pas du tout évident à l’époque), lance une expérimentation. Deux groupes sont formés : un groupe expérimental où on améliore les conditions d’éclairage, et un groupe de contrôle où rien n’est changé, et des observateurs vont observer les modifications de productivité dans les deux. La productivité augmente bien dans le groupe expérimental, mais il augmente aussi dans le groupe de contrôle, puis on revient aux conditions d’éclairage initiales et la productivité continue d’augmenter dans les deux groupes.
Totalement incompréhensible !

 

Pour tirer au clair ce mystère, la Direction fait appel à une équipe de consultants dirigés par Elton Mayo de 1927 à 1929. Là on a affaire à de vrais pros, qui vont mettre en œuvre une méthode expérimentale hautement scientifique. Un atelier séparé des autres est aménagé, où on pourra mesurer toutes les conditions matérielles, température, luminosité, bruit, le « test room ». Deux ouvrières sont choisies qui en choisissent 4 autres. Elles peuvent parler entre elles, un consultant est présent et les consulte (normal) sur tous les aspect de leur travail. Elles se choisissent des temps de pose, leurs horaires de travail, leur mode de rémunération qui passe d’individuel à une rémunération de l’équipe. Elles sont devenues amies et se retrouvent en famille le week-end. Et le rendement explose …. On arrête toutes ces modifications matérielles et le rendement continue d’augmenter.

Et le mystère s’éclaircit petit à petit, les causes principales ne sont pas matérielles mais psychologiques. On vient de découvrir que ce sont des êtres humains et non des machines, qui ont besoin d’une ambiance amicale, d’attention, de calinothérapie, de se sentir respectées et qui ont besoin de liberté et d’épanouissement dans leur travail.
La psychosociologie vient de naitre.
Mais cent ans plus tard, combien d’entreprises ont-elles intégrées ce concept ?

 

WALTER SHEWHART.
Physicien, mathématicien, statisticien, fait partie de la direction technique du Bell Telephone Lab, qui fera de Hawthorne son champ d’expérimentation. Pouvait il imaginer à l’époque que ses observations et innovations, oubliées par ses compatriotes, permettraient à l’industrie japonaise de supplanter toutes les industries occidentales 30 ans plus tard ?

Qu’invente t-il ? toutes les méthodes de gestion de la qualité des fabrications en grande série, les méthodes d’échantillonnage, des graphiques de contrôle, la recherche des causes probables, domaines qui ne sont pas les miens (donc je n'insiste pas) et des choses plus généralisables que j’ai beaucoup utilisé le contrôle qualité et le cercle de Shewart (Cercle de Deming pour les japonais). Edwards Deming professeur d’université, qui a travaillé à Hawthorne avec Walter Shewhart, a publié, complété et vulgarisé ses travaux sur la qualité, mais ça on en reparlera.
Durant la dernière guerre les allemands et japonais (qui n’étaient pourtant pas des manches) abattaient beaucoup moins d’avions américains que les malfaçons et autres pannes. Ce n’était pourtant pas les contrôles tout du long de la chaine qui manquaient. Ne pouvant mettre plus de contrôleurs que d’ouvriers, ils ont fait appel à nos papes de la qualité qui leur ont appris que ce n’est pas le produits qu’il faut contrôler, mais le processus de fabrication. Ce qui a donné la « norme aéro » ancêtre de la norme ISO 9001.

Bref tout, ou presque, a été inventé là, suite à la vengeance du croquemort.