Je ne sais pas pourquoi je raconte cette histoire, il n’y a aucun enseignement à en tirer, elle est triste, mais c’est peut être celle qui m’a le plus marqué dans ma vie professionnelle.
Si vous avez lu les chapitres précédents vous savez ce qu’est le service échafaudages des Chantiers Navals de La Ciotat.
Je voulais créer un bureau d’études pour que les échafaudages ne soient pas installés au pif, mais suivant un plan précis et réfléchis. Cela éviterait d’avoir à les faire et refaire trop
souvent.
Pour cela il me fallait un dessinateur sachant ce qu’est un navire.
Évidemment impossible à embaucher, d’autant plus que je devais le créer en cachette, car officiellement c’est le bureau des méthodes, qui était chargé de le faire. Une mutation pouvait passer inaperçu, une embauche non.
J’étais bien copain avec tous les chefs de service des bureaux d’études, car c’est là que j’avais débuté. Aussi j’en ai fait le tour pour demander un dessinateur. Refus polis, jusqu'à ce que l’un
d’entre eux me dise oui :
“Il y a bien Justin (j'ai oublié son vrai prénom), personne n’en veux parce qu’il a une leucémie, il est en traitement lourd un jour par semaine à l’hôpital
de Marseille, et il n’en a plus que pour quelques mois. Alors impossible de le mettre sur un projet, et puis ses collègues ne veulent plus travailler avec lui.“
“Ok, si il est d’accord je le prend.“
On a récupéré une table à dessins à la décharge, on l’a installée au milieu du bureau de la maitrise des échafaudeurs et chaleureusement accueilli Justin notre dessinateur- échafaudeur.
Même si il ne pouvait travailler que 4 jours semaine et encore pas très vaillamment, il a été de tous les coups, de toutes nos réussites, de toutes nos joies et de nos échecs.
Et puis il s’est mis a aller mieux, beaucoup mieux, presque une vie normale. On appelle ça une rémission.
Et deux ans plus tard son état s’est à nouveau dégradé, il a trainé encore quelques mois et est décédé.
Nous avons tous pleuré notre ami le dessinateur-échafaudeur.
Sa veuve nous a écrit pour nous remercier et nous dire que l'amitié de ses collègues et l'activité passionnante avaient été un puissant moteur psychosomatique et lui avaient donné 2 ans de vie supplémentaire.
Complément tardif :
Bien des années après avoir publié cette histoire, je me rends compte qu’elle est très instructive.
On donne à l’entreprise un but clair que tout le monde pourra partager avec fierté. Pour les échafaudages c’était de permettre aux autres ouvriers de travailler en toute sécurité ; pour mon
entreprise de machines de blanchisserie professionnelle, c’était d’offrir un moment de confort et de bonheur aux malades des hôpitaux ; j'ai proposé à mon frère fabricant de lances incendie,
de devenir fabricants de super pouvoirs pour super héros.
Les buts de progression de l’entreprise doivent aussi être explicites et partageables par tous.
Mais si le patron propose d’atteindre les 15% de rentabilité des capitaux immobilisés exigés par l’actionnaire, c’est qu’il n’a rien compris, car cela n’a aucune chance de faire rêver ses
salariés.
Chaque équipe doit avoir un but clair et motivant comme chaque individu de l'équipe, s’intégrant dans les objectifs de l’entreprise.
Chacun doit avoir un domaine de liberté et de créativité, aussi petit soit il, pour éviter de « laisser sa cervelle au vestiaire ». Grace à cela le travail devient une aventure d’équipe, où règnent les échanges et l’entraide.
Ainsi le travail peut sauver la vie d’un homme, au moins pour deux ans.