Mes collaborateurs m’avaient surnommé le “terminator“, celui qui vient fermer l’usine, alors que Thorbjörn mon Président ne m’avait pas donné d’instruction claire en ce sens. Lorsque des années plus tard, il est parti à la retraite, il m’a dit qu’il ne s’attendait pas du tout à ce que l’entreprise survive et se développe comme elle l’avait fait. Ne s’attendait pas … ou ne voulait pas ? “Alors vous m’avez embauché pour la fermer ?“, un petit sourire narquois fut la seule réponse, je n’en saurai jamais plus. Peut être y avait il une relation de cause à effet, mais Thorbjörn m’avait surnommé lui, après ces années de lutte pour survivre : Mister “a pain in the ass“, mot à mot "un mal au cul". Monsieur Hémorroïdes quoi. Sympa !
Dubix n’a pas publié son bilan en septembre 1987 comme elle aurait dû le faire. Quand une entreprise criblée de dettes, n’ayant pas fait de bénéfice depuis 10 ans, a des capitaux propres tombés à zéro, et fini l'année avec de grosses pertes, le bilan qu’elle publie alors est son dernier.
Electrolux était un immense groupe multinational, 140.000 personnes, 50 divisions (métiers), 600 filiales, 72ème groupe industriel mondial. Quelques Présidents de génie, dont Anders Sharp celui par lequel j’ai été embauché (?), avaient transformés un petit fabricant d’aspirateurs suédois en cet empire mondial. Anders disait : "je ne prends pas de décisions, j’embauche et je gère des décisionnaires, des vrais patrons, et je partage avec eux ma vision du groupe et mon éthique."
La division “Laundry Systems“ (machines de blanchisserie professionnelles et industrielles) que dirigeait Thorbjörn, a acheté Dubix cette entreprise moribonde, et l’a un peu recapitalisée pour éviter le dépôt de bilan immédiat, ce qui aurait libéré et dispersé le réseau commercial. Usine obsolète, produits obsolètes, organisation obsolète, mais un réseau commercial fidèle, compétant et couvrant bien le territoire, et une marque reconnue en France depuis 90 ans. Alors que la France était le 3ème marché mondial pour la blanchisserie, l’intérêt pour y écouler les produits suédois modernes et rentables était évident.
Ce qui ne se voyait pas chez Dubix, c’est que derrière un top management tout aussi obsolète, se cachait un directeur financier et un middle management très compétant, fidèle, ne demandant qu’à s’exprimer et à se battre pour la survie de son entreprise.
C’est à ce moment là que j’ai été embauché, sans qu’aucun objectif clair ne me soit assigné.
Dans l’ensemble des instructions que nous avons reçues, trois retenaient l’attention, car elles auraient dû précipiter la chute de l’entreprise, et ont eues en fait
l’effet inverse. Il faut toujours rechercher les opportunités qui se cachent derrière un malheur.
Voici succinctement l’histoire de ces trois instructions qui ont sauvées l’entreprise.
Moi
j’ai compris ne pas augmenter l’effectif, ce qui m’a permis quand même 2 ou 3 embauches en remplacements de départs naturels, car je comprends toujours de travers les instructions que je trouve
illégitimes.
Il se trouve que les années 88 à 90 ont connues un mini boom économique. Il fallait donc produire plus pour faire face à la demande. Ne pouvant embaucher, la
solution passait par la sous-traitance. Mais pour sous-traiter, il faut des documents, des plans, des nomenclatures à jour, ce qui était loin d’être le cas. La phase 1 était donc la révision de
tous les documents pour apporter rigueur et organisation. Ma première embauche fut donc un responsable de l’organisation de production, et l’apprentissage de tous à la rigueur.
Mais le plus difficile est le manque de compétences pour aborder les concepts modernes de qualité, documentique, organisation, informatique. Et bien, ceux qui
avaient un peu de savoir l’ont transmis, moi le premier en organisant des formations pour les 240 employés et ouvriers. Chaque fois qu’on envoyait quelqu’un se former à l’extérieur, il devenait
professeur de ses nouveaux savoirs au retour. Le budget formation a été multiplié par 14 en un an, et le nombre de jours de formation a véritablement explosé. Un prof d’anglais à demeure,
et le nombre de gens parlant l’anglais est passé de 3 à 40. L’entreprise est devenue une entreprise apprenante.
Voyant que le “terminator“ investissait sur eux, pour leur avenir, en mouillant sa chemise, les salariés ont vite compris, puisque mon surnom au moment de mon départ, 18 ans plus tard, était “notre bouclier humain“. Il s’en est suivi une volonté chevillée au corps de réussite collective, et une formidable confiance en leur nouveau patron.
Je vais vous donner un exemple de management : en métallurgie, la mécanique et la tôlerie, c’est sale ; l’usine était crasseuse et n’avait pas été nettoyée depuis au moins une éternité. Au premier mois d’Aout, pendant que tout le monde était en vacances, j’ai fait venir une équipe de nettoyeurs et de peintres. Les ouvriers sont rentrés de vacances dans une usine toute blanche, toute propre … effet psychologique colossal.
Quelques années plus tard le Groupe a fait faire un sondage auprès de tous les salariés des 600 filiales pour leur faire noter la qualité de leur management. Ils ont été très vexés que ce soit un petit français qui arrive en tête.
Moi j’ai compris n’investir que sur fonds propres, ce qui au départ revenait au même. Sauf que c’était un puissant moteur pour nous pousser à dégager du cash pour commencer à moderniser cette vieille usine.
Comment fais-t-on pour générer du cash ? Je ne connais que 4 méthodes :
Faire la chasse aux dépenses inutiles.
Proposer aux clients des services qu’ils sont prêts à payer en plus des machines. Nous y reviendrons.
Faire baisser les fonds immobilisés dans les stocks et les comptes clients. Quand une entreprise vend plus, elle a besoin de plus de stocks, et il y a plus d’argent bloqué en crédit client (comme les clients paient en général 90 jours après la livraison, plus les retards).
Ne pouvant plus faire appel au crédit bancaire, nous devions augmenter notre chiffre d’affaire tout en diminuant le cash bloqué dans les stocks et les comptes clients.
Attaquons nous d’abord aux stocks : Matières premières, en cours de fabrication, produits finis en attente de livraison.
Une grosse machine de blanchisserie est une machine complexe très longue à fabriquer, avec des pièces très spéciales.
J’avais fait mes classes sur l’organisation d’entreprise au Japon, aussi après analyse des processus de fabrication, j’ai réuni mes collaborateurs pour leur dire que nous mettions en moyenne 5 semaines pour fabriquer une machine, et que dans 2 ans nous devrions le faire en 3 jours, que les magasins de pièces détachées et de composants devaient disparaitre, ainsi que les magasins de produits finis.
Sur le coup ils m’ont pris pour un fou. Pour arriver à cela il a fallut reconcevoir les machines, transformer l'atelier et mettre au point une organisation au cordeau (bien que je n’ai jamais été totalement satisfait du résultat). Par exemple le développement des postes de travail de prémontage et précablage, a permis de recaser les vieux ouvriers cassés par le boulot sur des postes adaptés, au lieu de les licencier pour inaptitude comme c'était souvent fait auparavant.
Faisons de même avec les comptes clients. Le cheminement d’une commande d’un client était long et complexe, chaque strate de la hiérarchie commerciale voulant vérifier la chose et donner son avis, puis le directeur de fabrication voulait faire lui-même son planning de fabrication. Résultat : entre la signature de la commande par le client et la lettre de confirmation donnant la date, très approximative, de la livraison il se passait au minimum 4 semaines. Ça ne fait pas sérieux, et il vous est difficile de réclamer ensuite une grande rigueur sur le paiement.
J’ai embauché Pascale, une très efficace jeune femme pour devenir patronne de l’administration des ventes. Instruction de court-circuiter tout le système commercial et production, pour décider elle-même, aidée des documents et logiciels qu’il fallait, de l’acceptation de la commande et de son placement sur le planning de l’usine. Résultat, le client avait sa confirmation le lendemain, parfois même une heure plus tard par téléphone et les directeurs qui perdaient de leur pouvoir, n’étaient pas contents du tout. Une autre personne était chargée des relances auprès du client, avant même l’échéance.
Et nous avons rapidement remboursé nos dettes et commencé à investir.
Mais le résultat le plus marquant a été l’efficacité de l’organisation. C’est difficile, long, ça grippe, mais ensuite quelle différence !
Logique car les autres usines ayant bénéficiées d’années d’investissement étaient plus efficaces, mais c’est terrifiant car si vous n’avez plus rien à fabriquer, vous crevez. Mes Présidents étaient rigoureux, durs, mais justes et honnêtes, et ils nous ont laissés le temps de nous retourner.
La solution c'était l’innovation, créer de nouveaux marchés demandant de nouveaux produits.
Pendant les 15 années suivantes, nous représentions 10% de l’effectif de la division et 70% des brevets déposés. Ainsi nous sommes devenus leaders mondiaux dans des secteurs qui n’existaient pas auparavant.
Il y a deux sortes d’établissement de blanchisseries professionnelles et industrielles :
Ceux qui traitent le linge pour leur usage propre, le traitement du linge n’étant pas leur profession. Les hôtels, restaurants, collectivités, maisons de retraite, hôpitaux, industries.
Et ceux qui traitent pour les autres, et dont c’est la profession. Ce sont des blanchisseurs qui traitent le linge de leurs clients, ou des loueurs de linge qui traitent puis louent leur propre linge.
Si vous installez des blanchisseries pour les premiers, comme nous le faisions, vous êtes vu comme concurrent par les seconds, surtout par les plus gros.
Il y a principalement 3 types de machines : Les machines à laver, les séchoirs et les machines à repasser le linge plat, draps, nappes et serviettes.
Nous fabriquions toute la gamme, alors que nos filiales sœur du groupe ne faisaient pas de machines à repasser, et les filiales commerciales n’en vendaient d’ailleurs pas, préférant suggérer à leurs clients les textiles qui ne se repassent pas.
Nous devions donc supprimer progressivement toutes les fabrications sauf les machines à repasser en voie de lente disparition, et que notre groupe ne vendait pratiquement pas. Bien évidemment nous avons énormément développés la technologie de ces machines pour, au moins maintenir cette activité. Elles représentaient le tiers de notre chiffre d’affaire, et le quart de notre marge. Impossible de vivre avec ça.
Et puis il y avait une machine à laver bizarre, la machine barrière que l’on plaçait dans une cloison, avec deux portes, une d’un coté de la cloison pour charger le linge, et une autre de l’autre
coté pour le décharger.
Cela permettait de séparer une blanchisserie en deux, un coté où arrive le linge sale, et un coté où est traité le linge après le lavage. Nous vendions ces machines à Miele, un concurrent
d’Electrolux, qui les installait en Allemagne dans des maisons de retraites pour grabataires, pour éviter que l’odeur ne se propage dans toute la blanchisserie et n’incommode les employés. Marché
minuscule et qui se fermait du fait de l’interdiction de vendre à des concurrents du groupe. Quelques excellents commerciaux français arrivaient à en vendre en France dans des petits hôpitaux,
malgré le cout supérieur et l’organisation plus complexe.
Le pari fut de convertir tous les établissements de santé, hôpitaux, cliniques, maisons de retraite, et l’industrie agroalimentaire, pharmaceutique, cosmétique, nucléaire, électronique de France et du monde à cette méthode. Ça nous a pris 10 ans pour la France, et c’est loin d’être fini pour le monde.
Pour s’attaquer à un problème il faut le connaitre, j’ai donc embauché Daniel un jeune responsable de blanchisserie hospitalière très dynamique, et connaissant parfaitement le monde hospitalier. Avec pour mission de trouver des arguments pour vendre de l’organisation de blanchisseries barrière.
Je voulais changer de métier, et nous transformer en vendeurs de concept et d’organisation, les machines ne devenant plus que des accessoires.
A l’époque les infections nosocomiales étaient inconnues du grand public, les colloques sur l’hygiène en milieu hospitalier étaient tenus en secret, sans que les comptes rendus ne soient publiés.
Un jour Daniel en a volé un et est revenu tout fier. “Patron, vous m’aviez demandé de trouver un mort tué par une infection à l’hôpital, je vous en ai trouvé 15.000 chaque année“. Nous étions sauvés.
J’ai embauché Véronique, une jeune femme de grand talent venant d’un cabinet de communication parisien. Mission : préparer une campagne nationale d’information, de sensibilisation et de formation à la lutte contre les infections nosocomiales transmises par le linge.
Et le timide et gentil William a été chargé de pousser la normalisions française pour imposer une norme sur ce sujet.
Ce triumvirat de choc nous a ramené un partenaire de choix avec lequel nous avons créé une association : l’institut Pasteur.
Ils ont travaillés comme des fous pour mettre au point la technique, l’organisation, les outils de communication et de formation, une norme privée décrivant les méthodes à mettre en œuvre, qui sera plus tard connue dans le monde entier sous le nom de norme Dubix-Pasteur.
Et puis, armé de tout ça j’ai essayé de contacter le ministère de la santé. J’ai frappé à toutes les portes et j’ai été toujours été éconduit brutalement. On ne reçoit pas les fournisseurs.
L’idée est venue de notre concessionnaire dans le Sud Ouest. Si on ne peut contacter Philippe Douste-Blazy le ministre de la santé, alors essayons avec le maire de Lourdes, un certain Philippe Douste-Blazy.
C’est comme ça que je me suis retrouvé avec un ami blanchisseur de Lourdes dans le bureau du Maire un vendredi soir sur le coup de 10h.
Il connaissait bien notre ami, je me suis présenté.
“Quoi un fournisseur ! sortez“
“Tout de suite Monsieur le Ministre je m’en vais, mais j’étais venu vous parler de notre campagne d’information sur les infections nosocomiales qui tuent 15.000 personnes chaque année dans vos hôpitaux“ … il est devenu vert.
“Rasseyez vous immédiatement“
L’entretien a duré une heure.
Il nous a dit qu'il informerai les français de l’existence des infections nosocomiales et d’un grand plan de lutte qu’il préparait. Il y inclurait la question du linge. Et il m’a demandé de ne rien dire d’ici là.
Nous avons distribué 5.000 dépliants pour faire peur, invitant les responsables hospitaliers à nous laisser faire des formations chez eux. Nos 40 commerciaux préalablement formés par l’institut Pasteur et par Daniel et William, sont allés sur place pour former 20.000 personnels hospitaliers, avec des bandes dessinées, le guide des bonnes manières en blanchisserie, la norme Dubix-Pasteur. Nous avons organisés des centaines de colloques régionaux pour l’encadrement hospitalier.
Chaque année nous avons organisé un colloque national où un avocat venait expliquer la responsabilité pénale du directeur d’hôpital s’il ne respectait la norme Dubix-Pasteur devenue norme de référence.
Des centaines d’établissements de santé ont transformés leurs pratiques, avec de meilleures conditions d’hygiène. Puis mettant ma casquette de Président des normes internationales ISO je suis parti faire des conférences, prêchant la bonne parole dans de nombreux pays, suivi par William responsable des normes européennes sur le sujet, et de nos commerciaux export.
Ainsi nous avons sauvé l’entreprise, et probablement des milliers de vies humaines.
Les Centres d’Aide par le Travail, comme les Ateliers Protégés sont des associations qui donnent du travail à des handicapés mentaux. L’activité de l’association permet de compléter le salaire des handicapés, pour atteindre un SMIC, de payer l’encadrement, les investissements et le fonctionnement. Souvent les travailleurs handicapés sont logés sur place, et des CAT avaient installés une petite blanchisserie pour leur propre usage. Nous les connaissions bien puisque nous étions un de leurs fournisseurs.
C’est un de nos concessionnaires qui a eu l’idée d’organiser un diner à Paris entre le président national des CAT et AP et moi. Il m’a fait part de son besoin de trouver de nouveaux métiers pour ses centres, aussi je lui ai proposé de développer les formations, conseil, organisation, machines spéciales pour qu’ils puissent créer des petites blanchisseries commerciales venant se substituer aux petits blanchisseurs tués ou absorbés par les grands groupes. Nous avons fait des formations gratuites à l’usine pour l’encadrement, mis au point et offert de multiples outils de gestion adaptés à leurs problèmes. Daniel a créé des formations spécifiques pour les travailleurs handicapés, et nous avons développés des machines plus faciles d’emploi. En 10 ans nous avons créés 750 blanchisserie de CAT rien qu’en France, ils nous ont dit que cela faisait travailler de l’ordre de 10.000 handicapés. Cela a représenté jusqu’à 30% de nos ventes en France.
Et bien d’autres marchés nouveaux ont été créés, comme les blanchisseries de salles blanches pour l’industrie électroniques, ou les blanchisseries intégrées dans les usines agro-alimentaires.
Ce qui fait ma fierté, c’est que 30 ans plus tard l’usine soit toujours là, même si l’innovation, la rentabilité et la confiance ne sont, parait-il, plus tellement présents. La division qui comptait une usine suédoise, navire amiral qui avait reçu 90% des moyens d’investissement, et 8 usines étrangères : Peko en Finlande, Nyborg au Danemark, Senking en Allemagne, Challenge, Washex et une usine tournevis aux États Unis, une usine de machines de finition en Angleterre et Dubix en France. Sur ces 8 usines, 5 ont fermées, et 2 ont été vendues après de sérieux dégraissages, il ne reste que Dubix la petite française.
N’ayant pas réussi a faire ce que probablement il attendait de moi, la disparition en douceur de cette usine, mon Président m’a nommé vice Président du Groupe, en charge de la RetD, puis l’innovation = RetD + Marketing, puis co-président de la Division. Tout en restant le DG de mon entreprise.
Ce qui montre que l’échec est toujours récompensé.
Même si quelques années plus tard, 18 ans après mon embauche, un autre Président m’a viré, car je refusais toujours de faire ce qui ne me semblait pas légitime, et un concurrent du groupe m'a immédiatement embauché à un poste équivalent.
Au crépuscule de ma vie, je me retourne, et suis content du travail accompli, même si on aurait pu faire beaucoup mieux avec notre super équipe de Dubixiens.