LA GENTILLE DAME ET LE CLOU.

 

Voilà une minuscule innovation, mais une belle histoire.

 

J’ai passé 25 ans de ma vie à faire des machines de blanchisserie professionnelles, lave linge géants, séchoirs, et machines à sécher et repasser le linge plat (draps, taies, nappes, serviettes etc).

A cette époque j’étais le PDG du leader français, et vice président du groupe leader mondial, donc un peu respecté dans la profession. J’adorais faire des visites de clientèle avec mes commerciaux, même en vacances je visitais toujours la blanchisserie de l’hôtel, excellente occasion de se faire engueuler par les clients et d’en apprendre beaucoup.
Nous visitions une toute petite maison de retraite, comme d’habitude j’ai laissé le commercial discuter avec la directrice, et je suis allé voir la blanchisserie au sous sol.
Il y avait une gentille dame qui repassait des draps. Un drap mesure 3m de long et la machine doit avoir une largeur de 3,2m pour l’absorber, mais ce sont des machines chères et encombrantes, dans les petites blanchisseries on installait souvent de petites machines deux fois moins larges. Il fallait donc plier en deux le drap sortant de la machine à laver et l’introduire en écartant bien les mains. Plier en deux un drap humide, tache longue, pénible et difficile, que cette gentille dame faisait en souffrant et en souriant. J’ai essayé de le faire moi-même et elle a beaucoup ri de mon incapacité à réussir l’exercice.
Je suis resté longtemps à la regarder et à me révolter intérieurement contre ce travail idiot et pénible. Et puis la petite étincelle est venue, je suis remonté voir la directrice  pour réclamer une boite à outils.

Tout le monde est descendu voir ce que le grand patron voulait faire avec les outils. J’ai planté un grand clou dans le chambranle de la porte à la bonne hauteur, et plié à la pince le bout qui dépassait pour en faire un crochet vers le bas. Pris un drap par le milieu, accroché au clou, et tiré chaque côté, et miracle, le drap était plié sans aucun effort. La gentille dame en pleurait de joie.

 

De retour à l’usine, petit tour au bureau d’études pour leur demander de me réaliser un petit mat amovible avec crochet pour en équiper en série toutes nos sécheuses-repasseuses de ce type. Ils l'ont d'ailleurs amélioré en ajoutant un taquet coinceur et une barre pour poser le linge.

Pas de brevet, pas de supplément de prix, c’est cadeau pour toutes ces gentilles dames qui avaient tant de mal à plier les draps humides. Et si les concurrents nous copient, j’en serais ravi, ce sera autant de gentilles dames qui en profiteront.
Personne n’a repris l’idée, car ils se fichent pas mal des gentilles dames, et c’est peut être pour ça que nous sommes devenus les leaders de ce métier.

 

Nous avions dans notre groupe une grande usine en Suède où on fabriquait des laves linges professionnels, et qui avait bénéficié de 90% des budgets d’investissement pendant des années. Les suédois étaient très fiers de leurs machines qu’ils vendaient dans le monde entier. En France on en vendait aussi et nos clients étaient loin d’être aussi enthousiastes.
Quand je suis devenu vice-président du groupe en charge de l’innovation, ce qui comprend les bureaux d’études, j’ai fait un audit de toutes les usines y compris la suédoise. Lorsque j’ai fait le compte rendu au Président et à mes collègues je leur ai dit :“votre chef de bureau d’études est remarquablement compétent en technique, mais en 15 ans il n’a visité aucune blanchisserie, aucun client, de même que vos ingénieurs ; ne vous étonnez pas si les utilisateurs n’apprécient pas autant que vous vos machines“.

Qu’allons nous tirer de cette histoire ? On retrouve tous les ingrédients de notre navire dans le désert.
Pas la peine de demander au client ce qu’il veut, la même chose moins cher, et que ça ne tombe pas en panne.
Depuis un siècle que ce genre de machine existe personne n’avait demandé un dispositif pour aider à plier les draps humides, alors que des dizaines de milliers de gentilles dames ont eu cette pénible tâche à réaliser.
Pour innover dans votre métier messieurs et mesdames les ingénieurs bourrés de diplômes et de compétences, vous devez humblement descendre dans les blanchisseries, discuter avec les gentilles dames et les regarder travailler. Vous devez les respecter et vous révolter de leurs conditions de travail difficiles. Vous devez les aimer jusqu’à ce votre cerveau s'imprègne d’empathie et de compassion. Et alors, peut être, vous innoverez, vous améliorerez un peu leur vie et vous en serez infiniment heureux.

 

Tout ça gratuitement, c’est idiot ! Je n’ai jamais innové pour de l’argent, ce qui ne m’a pas empêché d’en gagner avec mes brevets et surtout d’en faire gagner énormément à mes actionnaires. La cause de l’innovation comme vous l’avez compris c’est l’amour, une des conséquences peut être l’argent, rarement l’inverse.