QU’IL EST COMPLIQUE DE FAIRE SIMPLE.

Il est beaucoup plus simple de faire compliqué.
Si une pièce doit avoir une fonction, ça va c’est facile, si elle peut en avoir, de par sa forme, deux, trois ou quatre, alors on a gagné le pompon.

 

Notre groupe était champion du monde des machines de blanchisseries de self service. Vous en avez certainement une au coin de la rue pour les étudiants et autres célibataires qui doivent laver leur linge. On utilise pour cela des laves linge et des séchoirs ménagers renforcés pour qu’ils durent un peu plus que la durée de garantie, ou bien des machines spécialement conçues pour cet usage, ce qui est plus sérieux mais plus cher.  En France, c’est un petit marché, en Allemagne ou en Scandinavie c’est un plus gros marché, en Amérique du Nord, c’est un immense marché.
Nous avions une grande usine en Suède pour ce genre de machines à laver, la plus grande d’Europe, et une plus petite au Danemark pour les séchoirs. Et puis on mettait souvent une machine à repasser le linge plat pour les draps, nappes, serviettes et autres. Pour nous, elles étaient fabriquées dans une usine italienne de notre groupe qui les avaient dérivées de machines ménagères. Elles avaient pour particularité d’être compliquées, chères et de très mal marcher, une honte ! Aussi les Italiens décidèrent d’en arrêter la production.

 

Thorbjörn, mon Président, me demanda d’en reprendre la fabrication, ce que je refusais avec des arguments de parfaite mauvaise foi. Il décida donc d’en confier la fabrication à l’usine danoise où les gens étaient plus capables que ces damnés français.
Les danois ont refaits exactement la même machine, au boulon près. Ainsi elles avaient pour particularité d’être compliquées, chères et de très mal marcher, une honte !

 

Alors Thorbjörn mon Président s’est fâché : "Cyril, c’est un ordre, tu reprends la fabrication de ces machines"
"Oui chef mais ça repasse par mon bureau d’études qui la reconcevra entièrement." Marché conclu.

Une telle machine est constituée d’un cylindre tournant en acier couvert d’un matériau élastique et d’un molleton. Et d’une cuvette chauffante fortement pressée contre le cylindre pour écraser le linge qui passe entre les deux. Une pédale arrête le moteur du cylindre et enclenche un second moteur qui vient écarter la cuvette, pour introduire le drap suivant. Les draps sont pliés en deux, le cylindre doit faire un bon mètre cinquante de large, et un diamètre de l’ordre de 25cm.

D’abord s’attaquer à la cuvette. Une cuvette en acier, c’est compliqué à fabriquer pour que ce soit bien droit, bien rond et que les résistances soient parfaitement appliquées et isolées de l’extérieur, chaque soudure déformant le tout. Les imperfections géométriques devant être compensées par une pression très forte sur le cylindre entrainant tout un tas d’inconvénients.
Un concurrent allemand avait trouvé la solution parfaite en utilisant une cuvette formée d’une seule pièce en aluminium extrudé, avec des résistances électriques clipsées dessus. D’une simplicité et économie remarquable, avec le petit problème d’un brevet qui en empêchait la copie.
Je me suis toujours méfié des cabinets experts en brevets, souvent ils ne connaissent pas le métier de leur client, ce qui les amène a faire des bêtises. Ils avaient mis le clipsage dans la revendication N°1 : « Une cuvette … sur laquelle sont clipsées des résistances électriques ».  revendication N°2 « Une cuvette selon la revendication N°1 qui … etc ». Ainsi le brevet ne couvrait pas « Une cuvette … sur laquelle sont collées des résistances électriques », ce qui aussi efficace.  Il faut être à la fois spécialiste en brevets, ingénieur et spécialiste en blanchisserie, sinon on a peu de chance de faire un sans faute.

La mécanique ensuite. Un concurrent italien avait eu la brillante idée d’utiliser le moteur dans un sens pour faire tourner le cylindre, et d’ajouter sur l’axe une roue libre de vélo, pour qu’en tournant dans l’autre sens il entraine une biellette qui repousse la cuvette. Un seul moteur au lieu de deux, quelle simplicité et économie ! Leur brevet n’a pas tenu beaucoup plus longtemps que celui de l’allemand.

 

Enfin comme mes techniciens du bureau d’études, n’étaient pas des manches, ils ont eu quelques idées brillantes. Normalement il faut une carte électronique pour toute la logique, et plein de câbles pour la puissance, en plus de l’alimentation électrique. William avait réussi à caser tout ça sur une seule carte électronique, donc pas de branchements multiples , pas de câbles dans tous les sens etc…

 

C’était une merveille d’ingénierie (et d’espionnage industriel) et un superbe succès commercial car la qualité de repassage était telle que nos commerciaux l’ont vendue dans de nombreux restaurants en plus de la sécheuse-repasseuse habituelle, uniquement pour les serviettes qui doivent être parfaites.

 

Quand Thorbjörn est venu voir cette très jolie machine, je lui ai ouvert le côté où il y avait la carte électrique, la roue dentée du moteur, la chaine et la roue dentée du cylindre tournant, pratiquement rien donc.
Le moteur lui étant à l’extérieur pour éviter de chauffer.
Thorbjörn a bien ri "tu te fiches de moi Cyril, toute la mécanique est de l’autre côté".
J’ai ouvert l’autre côté, totalement vide.
"Mais comment fonctionne t elle ? "

"elle fonctionne au génie de nos ingénieurs."