C.G.T.

 

Ma conviction est que la lutte des classes est une absolue bêtise qui se fabrique à deux. Prenez une armée, et dites aux soldats que l’ennemi c’est le soldat d’en face. Prenez l’autre armée et dites aux soldats que l’ennemi ce sont leurs officiers. A votre avis qui va gagner ? On a vu le résultat en Russie en 1917.

 

Quand je suis arrivé chez Dubix, c’est la CGT qui régnait sur l’usine. Chacun des deux adversaires avait admirablement fait le job.
Quand le propriétaire, Dédé la Sardine, venait et déjeunait avec les directeurs dans le meilleur restaurant de la ville, il faisait envoyer la note à la comptabilité de l’usine pour règlement. La note photocopiée en douce faisait le tour de l’usine et tout le monde pouvait constater que, rien que pour le vin, il y en avait pour plus cher que le salaire mensuel d’un ouvrier. Et l’après midi on leur annonçait que l’entreprise n’avait pas les moyens de les augmenter.
Le Directeur Général avait une voiture de fonction, normal, mais une petite voiture de sport ça fait curieux, et la carte d’essence qui sert aussi à faire le plein de la cuve à fuel de la maison personnelle ça fait encore plus curieux. L’été l’usine employant des jeunes correctement payés à ne pas faire grand-chose, mais tous enfants des copains du patron, ça n’étonnait plus personne. J’arrête, on m’en a raconté à l’infini. Ce n’étaient pas de gros détournements, seulement des petites indélicatesses désagréables pour ceux qui ont bien du mal à boucler leurs fins de mois et des outils ravageurs pour les syndicats.

 

De l’autre coté, il y avait Yves, élu CGT du personnel, Secrétaire du Comité d’Entreprise, patron de la CGT de l’Aube, vice secrétaire général du parti communiste,  adjoint au Maire d’une municipalité communiste, juge au conseil des prudhommes, donc parfait connaisseur du droit du travail, ouvrier d’entretien à l’usine. Ça ne veut pas dire balayeur mais au contraire ouvrier professionnel de haut niveau en charge de l’entretien et de la réparation des machines outils, ce qui lui permettait d’être en contact avec tout le monde. Il était apprécié de tous dans l’usine et exerçait une influence morale considérable. Le service entretien assez central était appelé le Kremlin.

 

Venant des Chantiers Navals de La Ciotat, où j’avais appris et pratiqué à haute dose le monde syndical, j’ai très rapidement compris la situation et vu la stratégie à appliquer.

Vous avez 3 types de syndicalistes :

-Ceux, un peu flemmards, qui se font élire pour en faire le moins possible tout en étant protégé. Ils ne sont pas bien dangereux et on peut les faire éliminer par la base quand on a bien montré que le seul qui ne se déclare pas gréviste mais en délégation, donc le seul payé, pendant une grève c’est le délégué et autres magouilles du même genre.

-Ceux qui sont là pour casser l’entreprise pour qu’arrive enfin la révolution et le grand soir. On a vu ça chez de célèbres fabricants étrangers de pneus installés en France, ainsi qu’à La Ciotat. En général fils de communiste, petit fils de communiste, ils sont entrés en religion dès le berceau et rien ne pourra les faire changer. La seule règle : s’en débarrasser ou au pire les isoler, quel qu’en soit le prix, car c’est un risque mortel pour l’entreprise.

-Enfin les vrais syndicalistes, honnêtes, là pour défendre les camarades contre une direction un peu abusive. Avec eux on peut discuter et construire pour le bien commun.

 

Yves, malgré son palmarès terrifiant, était de ceux là.

Quelle stratégie adopter dans un cas comme celui là ?
Aucune, il suffit d’être un bon patron.
A priori le syndicaliste veut de meilleurs salaires, de meilleures conditions de travail, la préservation de l’emploi, une meilleure sécurité, une meilleure formation, une meilleure information etc…
Et bien le patron que j’étais avait les mêmes souhaits, mais pas la même façon de les réaliser, on pouvait donc discuter et s’entendre. En plus de son rôle légal, le syndicaliste occupe le terrain laissé vacant par l’encadrement. Occupez votre terrain et le syndicalisme reculera.

 

INFORMATION

L’employeur doit fournir aux syndicats des panneaux d’affichage aux endroits stratégiques, comme la sortie des vestiaires par exemple. Ils doivent être de taille suffisante et permettre à chaque syndicat d’afficher ses tracts et informations syndicales. De fait, ils étaient loin d’être pleins, j’ai donc demandé aux syndicats, ce qu’ils ne pouvaient me refuser, de raccourcir leurs tableaux pour me faire une place équivalente à la leur.

Étonnement, c’est nous, syndicats, qui informons les salariés, le patron n’a rien à leur dire ! La réponse est venue rapidement.

 

-Chaque information instantanée, genre embauche/départ ou commande importante ou visite de personnalité, générait un DUBIX-FLASH.

-Tous les mois un petit journal DUBIX-INFO, en distribution libre dans une petite boite, donnait des nouvelles plus approfondies et des articles de fond sur notre entreprise et notre métier.

-Puis ce fut au tour des courbes de gestion mensuelles : montant des prises de commandes, du chiffre d’affaires, du bénéfice brut, de l’intéressement individuel (nous y reviendrons).

-Petites annonces personnelles ou des déstockages.

-Et le plus explosif, dans une autre petite boite, le compte rendu du Comité d’Entreprise du matin. Le compte rendu du Comité d’Entreprise était fait par le secrétaire du CE, et distribué le lendemain … il pouvait raconter ce qu’il voulait. Nouveauté, on tirait au sort 2 ou 3 salariés qui pouvaient assister au CE, et ainsi témoigner de ce qui s’était vraiment dit. ça se tenait le matin de 9h à midi. Mon assistante écrivait le compte rendu au fur et à mesure et le finalisait entre midi et 14h, et ainsi il était distribué pour l’embauche de 14h.

 

Et comme je m’étais imposé une règle absolue : la VÉRITÉ, toujours la vérité, c’est ainsi que les syndicats ont perdu le terrain de l’information.

 

LA FORMATION

La plupart des ouvriers n’avaient jamais suivi de formation depuis la sortie de l’école et bien rares étaient les employés et même cadres qui en avaient bénéficié.

Or, j’avais créé à La Ciotat des formations pour la maîtrise (600 personnes), après que la direction se soit rendu compte que seul un professionnel reconnu des chantiers était crédible. On m’avait donc permis de suivre des formations lourdes à ce nouveau métier (en plus de  mon travail normal).

 

Le première formation imposée à tous les salariés de DUBIX, ouvriers comme cadres supérieurs, concerna les outils de la Qualité. Petits groupes d’une vingtaine de personnes, durée une journée, professeur le patron.

La seconde fut la comptabilité et l’économie d’une entreprise, seul le comptable en chef a été dispensé, durée une demi-journée, professeur le patron.

Et puis j’ai embauché à temps partiel un prof d’anglais pour donner des cours du soir à tous les volontaires, cours particuliers ou par petits groupes.

Et puis … ça ne s’est plus arrêté.

 

Un an plus tard au Comité d’Entreprise dédié à la formation, Yves le secrétaire nous a dit que nous avions multiplié par 14 l’effort de formation en un an, pour un surcoût faible et qu’à la connaissance de la CGT aucune entreprise n’avait jamais fait un tel effort.

 

LES SALAIRES

Un syndicaliste ça demande toujours des augmentations, même quand l’entreprise est incapable d’en donner. La formation et l’information sur les comptes a un peu refroidi les ardeurs. Quand DUBIX a commencé à faire des bénéfices j’ai proposé qu’on les partage sous forme de primes d’intéressement qui sont exonérées de charges sociales. Une part du bénéfice brut était donc prélevé et distribué tous les trimestres à parts égales entre tous les salariés. Au début ça ne faisait pas grand-chose et rapidement cela correspondait à un mois de salaire supplémentaire.
Ce truc est d’une puissance incroyable, cela alimente les courbes de gestion affichées qui permettent de comprendre comment le bénéfice se crée, cela permet de rendre populaire les campagnes d’amélioration de la productivité, comme les campagnes d’économies. Avec les syndicats on parle désormais de rentabilité, d'efficacité, de lancement de nouveaux produits etc… au lieu de parler de sales patrons qui s’en mettent plein les poches

ÉCOUTE
A la pause de l’atelier j’allais souvent discuter avec des ouvriers, écouter leurs problèmes, leur parler de leur métier et de leur avenir. Quelque fois, le soir je faisais de même avec le poste de nuit.

La première fois que je suis descendu comme ça avec mon bleu de travail logoté DUBIX, les syndicats ont violemment réagi, Yves était furieux : « un patron doit s’habiller en patron ».
Ils commençaient à comprendre que le beau temps de la lutte des classes se terminait.

Autre avantage, quand, pendant le Comité d’Entreprise ils me disaient ce que pensaient les ouvriers, je pouvais leur répondre que je n’avais pas entendu exactement la même chose.

 

Enfin j’ai envoyé tous les chefs et petits chefs et sous-chefs en formation sur le management, pour qu’ils se mettent à écouter et dialoguer avec leurs ouvriers, à ne plus être des chefs mais à collaborer avec eux pour un objectif commun.
Dans l’atelier, on voyait maintenant des dessinateurs du bureau d’études comme du bureau des méthodes venir interroger des ouvriers pour savoir comment optimiser telle ou telle pièce pour qu’elle soit plus facile à fabriquer ou à assembler.

 

C’est comme ça aussi qu’on a instauré l’autogestion des ilots de fabrication, seul comptait la productivité globale mesurée et affichée et qui passait par de meilleures conditions de travail et une meilleure sécurité et bien évidement un travail plus motivant et intéressant, chacun se sentant responsable de ses progrès.

 

Le Comité Hygiène et Sécurité présidé par le directeur de fabrication avait comme secrétaire un CGT du service maintenance. Chaque fois qu’il relevait un dysfonctionnement, la réponse était la même « pourquoi ne l’avez-vous pas corrigé immédiatement ? ».

 

LE RISQUE ULTIME.

Mon bureau était toujours ouvert, en général disponible pour tout visiteur.
C’est comme ça qu’un jour Yves y a débarqué sans prévenir.

« Je m’ennuie dans mon travail, je pense que la Qualité a de l’avenir, j’ai décidé de suivre une formation sur le sujet organisé par la CGT, les frais et mon salaire seront pris en charge par le syndicat. Vous avez le droit de refuser une première fois, mais la seconde fois vous serez obligé d’accepter. »

Je n’ai pas réfléchi deux secondes. « Je refuse !
Vous ferez une formation sur la qualité organisée par le syndicat patronal dans laquelle j’enseigne quelques heures par mois. C’est une formation diplômante de haut niveau, qui sera intégralement prise en charge par l’entreprise.

Quand vous aurez fini, vous créerez un service Qualité dont vous prendrez la direction, et vous dirigerez la certification ISO9001 qui vient d’être inventée. ».
Et ainsi fut fait.

 

C’était risqué pour moi car je sortais le loup de l’atelier pour le mettre au centre névralgique de l’entreprise, dans le comité de direction.

C’était encore plus risqué pour lui car pour certains camarades imbéciles il devenait un traitre de classe. Ils le croyaient vendu au patronat, alors qu’au contraire il n’y avait pas de meilleure manière de défendre tous les salariés. C’est ce qu’il fit.