Du bluff et du contrepied
Attention au bluff, à manier avec la plus extrême précaution.
D’un côté c’est très puissant, mais ça peut être dévastateur pour le bluffeur qui est incapable de mettre en œuvre ce qu’il a promis.
Le bluff est basé sur un contrepied.
Vous connaissez le contrepied dans le tennis : vous pensez que l’adversaire ira à gauche, alors vous tirez à droite. C’est le contrepied passif, le premier niveau, vous vous contentez
d’observer l’adversaire, et vous réagissez en conséquence. Dans les affaires ça se pratique tous les jours, vous faites l’inverse que ce que l’adversaire attend.
Le niveau au dessus, est la contrepied actif. Vous essayez de faire croire que vous allez tirer à droite et vous tirez à gauche. On appelle ça aussi masquer son coup. C’est pareil dans la vie,
vous laissez croire que vous allez faire une chose, et vous faites l’inverse.
Le niveau encore supérieur consiste à annoncer quelque chose qui parait tellement invraisemblable et énorme que l’adversaire est persuadé que vous bluffez, et ne fait donc rien pour vous en
empêcher, et vous le faites. C’est le bluff suprême.
Le seul problème, comme pour tout bluff, est qu’il faut être capable de le faire. Vous vous rappelez de William réalisant ce qu'il se croyait incapable de faire, et bien, moi aussi, le bluff m'a
obligé a réussir des choses dont je ne m'imaginais absolument pas capable.
J’avoue avoir beaucoup pratiqué cette technique à des moments clef de mon entreprise. Dans des situations où, si je laisse faire les évènements, on crève et ce n’est pas de ma faute, si je loupe le bluff on crève, et c’est de ma faute. Et si mon bluff marche, on survit mais je ne pourrai jamais avouer que j'avais bluffé.
Voilà l’histoire des Pullman, ce n’est pas mon plus beau bluff, de loin, mais un des rares qui soit suffisamment simple pour pouvoir être raconté, car en général c’est du billard à bandes multiples.
Dans notre division de machines de blanchisseries professionnelles, la spécialité de mon entreprise était les machines à laver barrières.
Vous connaissez tous les laveuses avec un hublot devant, qu’on appelle machines frontales.
Il existe aussi des modèles avec une porte sur le dessus, et une porte dans le tambour. Des années auparavant l’entreprise avait eu l’idée, avec cette géométrie, de mettre une porte sur le
devant par laquelle on pouvait charger le linge, et une autre sur l’arrière, pour le décharger. Vous mettez la machine à cheval sur un mur (barrière), et vous pouvez donc la charger du coté sale,
et la décharger du coté propre. Vous avez obtenu une machine barrière. Regardez le père Noël.
Pour les petits modèles, de 20 à 60 kg, nous étions les leaders mondiaux, par contre nos gros modèles n’étaient pas terribles, car nous n’avions jamais investi sérieusement dans ce tout petit marché .
Le problème des machines à laver est de les décharger, car si vous chargez 100 kg de linge sec et facile à manipuler, vous devez décharger 150kg de linge humide plus ou moins emmêlé.
Pour les grosses machines frontales, on fait basculer la machine par des vérins pour que le linge vienne se déverser dans un chariot.
Pour les machines barrières, deux possibilités, soit un diamètre suffisamment petit pour qu’on puisse attraper le linge à la main, mais c’est pénible pour les petites machines et infaisable pour
les grosses. Soit, on mets une partition à l’intérieur, pour avoir deux compartiments, ce qui a de multiples inconvénients : les portes doivent être énormes, difficiles à ouvrir, et le
lavage est mauvais, car au lieu de tomber à l’intérieur du tambour pendant le lavage, le linge glisse sur la partition. Regardez le dessin vous comprendrez mieux. On appelle ça des machines
Pullman, comme les wagons lits.
“Ours sage“ (nom à peine modifié) est un énorme groupe de blanchisseurs et loueurs de linge danois, très largement leader dans les pays scandinaves.
Alors que la tendance dans ce métier est d’avoir des usines de blanchisseries les plus grosses possibles pour avoir une automatisation très poussée, “Ours sage“ s’était rendu compte que des blanchisseries de taille moyenne pouvaient être plus rentables, plus efficaces et plus appréciées des clients, pour peu que l’on mette le paquet sur les conditions de travail et la qualité du management.
Après avoir adapté certaines de leurs vieilles usines pour vérifier la validité du concept, ils avaient décidé de construire une blanchisserie ultra moderne qui serait la vitrine de leur groupe. On viendrait du monde entier admirer comment leur concept de management et d’ergonomie pouvait révolutionner le métier.
Cette usine traiterait des vêtements de travail, soit pour des activités classiques avec des machines à laver frontales, soit pour des activités agroalimentaires avec des machines barrières. Mon groupe avait été choisi pour fournir le matériel classique, mais pas pour les machines barrières, car un fournisseur allemand avait proposé des machines Pullman plus modernes, qui malgré leurs défauts, déchargement très pénible et mauvais effet de lavage, convenaient mieux que nos grosses machines vieillissantes.
Je sentais que l’avenir de mon usine se jouait là, car mon groupe m’avait bien prévenu qu’il proposerait à l’avenir ces machines allemandes si les miennes ne convenaient pas.
J’ai quand même fait une offre avec mes guimbardes.
Un vendredi soir, notre directeur commercial Danois m’appelle pour me dire qu’il avait rendez vous le Lundi matin au siège d’ “Ours sage“, et qu’il savait déjà que notre offre serait rejetée et que les allemands étaient choisis.
J’ai honte ! J’ai bluffé, pire, j’ai déliré au téléphone ! Pire j’ai joué l’avenir de mon usine à 1 contre 100 !
“Dites leur que nous pouvons aussi faire une offre avec notre nouvelle machine Pullman qui est cours de développement“.
“Je ne savais pas que vous aviez une nouvelle machine“
“C’est très secret, car nous avons inventé le moyen de la faire ouvrir et décharger entièrement automatiquement, ce qui révolutionne les Pullman“
“En effet c’est incroyable“
“Et en plus, contrairement aux autres Pullman, elle a une effet de lavage supérieur aux machines frontales“
“Mais c’est contradictoire“
“Oui, c’est le propre des belles innovations !“
J’ai très mal dormi la nuit suivante.
Lundi matin mon danois me rappelle.
“Je suis chez “Ours sage“, ils sont très intéressés. Comme le chantier a un gros retard, ils acceptent de reporter la commande si vous vous engagez à venir leur faire une présentation la semaine
prochaine, montrer un prototype qui fonctionne dans 4 à 6 mois et livrer 3 machines dans 10 à 12 mois.“
Normalement il faut 2 à 3 ans pour développer une machine complètement nouvelle, 4 à 6 mois c’est impossible.
“Pas de problème, je m’y engage.“
Le week-end m’avait apporté quelques pistes d’inventions possibles.
Branlebas de combat au bureau d’études : on arrête tous les autres projets et on se plonge dans une gamme de Pullman révolutionnaires, qu’il ne reste plus qu’à inventer.
Branlebas de combat à l’usine : tout le monde au service du bureau d’étude.
Branlebas de combat au service après vente qui avait eu à travailler sur des Pullman d’une ancienne filiale américaine : toute votre expérience au service du bureau d’étude.
La semaine suivante je suis allé rencontrer la direction d’“Ours sage“, pour les convaincre que je ne pouvais pas tout leur dévoiler car nous avions plusieurs brevets pas encore déposés, mais que c’était du sérieux.
3 brevets et 6 mois plus tard, le directeur technique d’“Ours sage“ m’appelle :
“Vous n’avez pas pu faire le prototype, n’est ce pas ? “
“Si, venez quand vous voulez“
Et quand il s’est retrouvé dans notre labo il a vu une machine qui correspondait en tout points à mes promesses, et à ses rêves impossibles.
Nous avons livrés dans les temps les trois machines.
Le “petit“ problèmes est qu’elles manquaient cruellement de mise au point. On a envoyé une équipe de techniciens finir la mise au point chez le client, et l’année suivant on a dû carrément les
changer.. le client était furieux.
Alors est-ce un échec ?
Nous avions estimé le marché d’une telle machine à 40 pièces par an.
La première année nous en avons vendu 100.
C’est devenu le produit phare de l’entreprise, le plus rentable, et 15 ans plus tard il est toujours en tête de tous les produits concurrents.
L’innovation ne consiste pas a faire ce que le client demande, mais à deviner ce dont il n’ose même pas rêver. Cette machine était le rêve inconscient d’“Ours sage“, le client le plus en avance de la profession.
Ce que j’avais compris chez ces gens sages (et un peu ours), c’est que le lavage de grosses masses de linge, dont la manutention est particulièrement pénible, qui était pratiqué soit par des
hommes, soit par des machines entièrement automatiques, devrait à l’avenir être réalisé par des femmes.
Les femmes au lavage en blanchisserie, c’était ça la révolution, pas nos 3 brevets.
"Certains disent : « Donnez au client ce qu’il souhaite. » Ce n’est pas mon approche. Notre rôle est de devancer leurs désirs. Je crois que Henry Ford a dit un jour : « Si j’avais demandé à mes clients ce qu’ils désiraient, ils m’auraient répondu : “Un cheval plus rapide !” » Les gens ne savent pas ce qu’ils veulent tant qu’ils ne l’ont pas sous les yeux. Voilà pourquoi je ne m’appuie jamais sur les études de marché. Notre tâche est de lire ce qui n’est pas encore écrit sur la page."
Steve Jobs