ANALYSE DU PHÉNOMÈNE D’APPRENTISSAGE.

 L’expérience montre que lorsqu’un individu, un groupe ou une entreprise fait plusieurs fois la même chose ils peuvent apprendre à mieux le faire, accumuler de l’expérience, automatiser des taches, améliorer les façons de faire et ainsi  diminuer le coût unitaire de cette tâche.

 

La chose a été approfondie et théorisée par Bruce Henderson, du Boston Consulting Group dans les années 60. Il a  notamment montrés que dans de nombreux domaines on pouvait obtenir une baisse de coût (de ressources nécessaires) constant en pourcentage chaque fois que l’on doublait le nombre d’unités produites. Si on en fait une courbe avec des axes logarithmiques (l’espacement entre 1000 et 100, entre 100 et 10, entre 10 et 1 sont identiques.) représentant les coûts unitaires des objets produits, alors la courbe se présentait souvent sous forme de droite. (Fig.7 abc)

 

En 1984 le C.I.R.I. (Comité Interministériel de Restructuration Industrielle) commanda une étude au Boston Consulting Group (B.C.G.). Je citerai des extraits du rapport publié « Position structurelle de la construction navale Française ». Les principales conclusions du B.C.G. étaient basées sur cette courbe d’apprentissage ou courbe d’expérience.

 

On y trouve essentiellement des courbes construites à partir de données publiée par la « Korea Shipbuilders’ Association ». Et pas de données japonaises sans doute parce qu’elles n’étaient pas publiées. J’ai d’ailleurs été très étonné de constater que ce concept était inconnu de mes hôtes japonais, alors qu’il était enseigné dans toutes les business school occidentales. Le « bourgeois gentilhomme » nous a bien montré que l’on pouvait parfaitement pratiquer une chose que l’on a pas nommée et théorisée.

 

Le BCG publie des courbes d’apprentissage sur des familles de navires pour les travaux de coque et d’armement. (Fig 7a 7b). Les modes d’armement sont trop différents d’une famille à l’autre pour être comparés.
Je n’ai gardé que ce qui concerne la coque, car le ratio heures/tonne de coque métallique est le seul ratio universellement utilisé permettant des comparaisons relativement objectives.

 La diminution de coût pour un doublement de la production est donné par type de navire :
-chimiquiers 13%
-rouliers : 12%
-vraquiers : 30%
-polythermes : 19%          
ce qui donne une moyenne de 18%

 

Le BCG publie également une courbe d’expérience du chantier coréen HYUNDAI, tous types de navires confondus, car à l’évidence les coques de tous ces navires utilisent les mêmes techniques, le mètre de soudure prenant le même temps quelque soit le navire. La baisse observée était de 12% pour un doublement de la production, ce qui est cohérent avec les autres données (Fig.7c).

 

EXTRAIT DE « Position structurelle de la construction navale Française ».

« Le dernier paramètre pouvant expliquer des différences de coût structurelles importantes entre concurrents est la baisse de coût induite par l’expérience accumulée dans la construction d’un type donné de navire. Cet effet s’observe à un niveau fin aux différents stades de la fabrication (coque, armement) ainsi qu’au stade de la conception et des études. Il est la traduction du phénomène d’apprentissage conduisant à utiliser l’expériences acquise antérieurement pour améliorer la conception, le temps d’études, et le processus donc le temps de fabrication, au fur et à mesure que s’accumule la production. Parce qu’il dépend d’un processus d’apprentissage, cet effet :
-au sein de chaque chantier, est spécifique de chaque famille de navires produite (par exemple roulier, chimiquier, etc..)
-englobe l’effet de série généralement observé sur des navires identiques et conduit à des améliorations de productivité importantes et régulières en tendance, avec l’accumulation du volume dans la famille considérée.
Cet effet est suffisamment significatif pour pouvoir, dans certaines circonstances, avoir un impact équivalent à celui des effets liés aux moyens de production, à la taille du site ou aux coûts des facteurs. 
Au plan stratégique, il semble que l’unique levier permettant de s’affranchir de la contrainte que représentent les désavantages structurels soit l’utilisation maximum de l’effet d’expérience sur des segments de marchés nécessairement de faible taille et défendable vis-à-vis de la concurrence extrême-orientale. Attendu que l’effet d’expérience s’observe au niveau de chaque site pris individuellement, l’obtention de l’avantage de coût maximum dans cette perspective impliquerait nécessairement la spécialisation des sites de production.   »

 

L’idée d’utiliser les courbes d’expérience, apporte de riches enseignements, pour le reste, ce sont essentiellement des âneries indignes du B.C.G. comme nous le verrons plus loin. Mais ce n’est pas grave puisque ces propositions étant inapplicables, le C.I.R.I. n’en a tenu aucun compte.

 


LES COURBES D’APPRENTISSAGE SUR LES FAMILLES DE NAVIRES A LA CIOTAT.

 On a représenté le coût de construction des coques métalliques en heures/tonne en fonction de la date de quillage des navires en les classant par familles. On cherche ainsi à mettre en évidence l’évolution dans le temps de l’apprentissage et donc de la productivité.(Fig.8, 9)

Il apparait nettement que, dans aucune des 5 familles n’apparait de diminution des coûts. La théorie du BCG sur l’accumulation de l’expérience produisant une diminution des coûts ne s’applique pas à La Ciotat.

 

COURBES D’APPRENTISSAGE SUR DES SISTER SHIPS.

Statistiques sur 95 navires construits en 20 ans à La Ciotat.

-19 séries de 2 ou plus.
-7 séries de 3 ou plus.
-4 séries de 4 navire identiques.

Si le premier de série coûte 100
Le second de série coûte 96,0 diminution de 4%
Le troisième coûte 95,7 diminution de 0,3%

Le quatrième coûte 96,8 augmentation de 1,1%.

Il y a donc une diminution entre le premier et le second navire, qui doit correspondre aux corrections des erreurs initiales de conception et de méthode.
La stagnation pour les navires suivants montre qu’il n’y a pas de phénomène de diminution des coûts par l’expérience même pour des navires identiques.

Ceci est bien visible sur les courbes où l’on a relié par un trait plein les séries de navires.

 

ÉVOLUTION RÉCENTE DE LA PRODUCTIVITÉ A LA CIOTAT.

Des dépassements exceptionnels des devis de 20 à 50% sur des navires construits en 1984 ont poussés la direction de La Ciotat à désigner une commission d’audits internes pour en analyser les causes.
Cette commission a conclu à une perte globale d’efficacité supérieure à 20% en deux ans.
Extraits du rapport de cette commission :
« Productivité individuelle (volume de travail fourni par heure) :
L’évolution de la productivité individuelle ne semble pas être la cause majeure : les dépassements sur gamme sont comparables, voire inférieures à ceux enregistrés précédemment.

 

-Baisse de la productivité collective qui découle de la qualité de l’ordonnancement et de l’organisation des travaux à bord.

-Volume des modifications non facturées au client qui découle de la qualité des études et de la préparation.
Le volume des modifications représente l’essentiel de l’écart. On constate en effet :
-un taux de modifications/indices/erreurs etc… supérieur à 30% en moyenne
-les heures passées sur travaux anormaux représentent 24% des heures prévues. »

L’évolution de ces dernières années montre une dégradation rapide de la productivité, alors que le travail des ouvriers n’est pas en cause, c’est l’organisation qui s’est effondrée. Est-ce lié aux modifications profondes de l’encadrement, imposés par la NORMED, que nous avons connus à ce moment là ?

 

Certes, le rythme de travail que j’ai pu constater à Aïoi était supérieur à celui de La Ciotat, ce que le rapport « MOYENS & METHODES » de Mr Ravaille de 1973 (détaillé plus loin) appelle « un coefficient racial et un coefficient de latitude » et que je préfèrerais appeler coefficient culturel, les peuples de culture confucéenne étant souvent plus travailleurs (saké v/s pastis ?). L’essentiel de la différence vient de l’organisation du travail des ouvriers : conception du navire, méthodes, moyens, plannings, encadrement comme cela est si bien décrit dans l’organisation de Henry Kaiser, avec, en plus la participation des ouvriers à l’amélioration de leur propre travail au Japon.
Les français disaient souvent que les japonais travaillaient comme des fourmis, j’ai pu comparer, c’est faux.


LES COURBES D’APPRENTISSAGE A AÏOI.

Les courbes de productivité sont omniprésentes chez IHI, chaque équipe, chaque service, chaque secteur, chantier a ses propres courbes à jour, et celles de l’établissement sont publiques (Fig.10).
La productivité a globalement été améliorée d’un facteur 3 ½ à 4 en 30 ans, et dans tous les secteurs y compris les études.

Ils ne comptent pas comme nous, j’ai donc reconstruit les courbes d’apprentissage à la méthode du B.C.G., avec des échelles logarithmiques, en prenant en abscisse le nombre de navires construits depuis 1955, et en ordonnée le nombre d’heures de production totale, même pour des navires fondamentalement différents.
1955 semble en effet une année charnière de passage de la stagnation à une rapide amélioration de la productivité qui s’inscrit relativement bien dans la droite habituelle des courbes d’apprentissage.
Les navires construits dans cette période ont été très différents, depuis les plus simples (cargos vraquiers) jusqu’aux plus complexes (LPG ou car ferry).
La diminution de coût pour un doublement de la quantité de navires produits est de 23%.


Une courbe d’expérience construite à partir des coûts en heures productives dépensées sur des navires de série, fabriqués sur une période courte (moins de 2 ans, 1984/85), a une pente de 12% (Fig.11), encore très forte à une époque où Aïoi a accumulé tant de constructions qu’ils ne devraient plus descendre que très lentement sur la courbe d’apprentissage globale.


CONCLUSION

 

L’idée du Boston Consulting Group selon laquelle la courbe d’apprentissage s’applique à la construction de navires de la même famille est donc inapplicable pour les chantiers de La Ciotat qui, même pour des sister-ships ne descend pas dans la courbe d’apprentissage. Les chantiers de La Ciotat passaient jusqu’à la fusion dans la Normed pour avoir une des meilleure fabrication de coque de France, tant du point de vue de la qualité que du coût. Des grands efforts d’investissement avaient été faits dans ce domaine (forme de 360 mètres portiques de 500 et 660 tonnes, nefs de préfabrication etc..). Les méthodes et techniques les plus modernes connues en France y étaient appliquées (construction par grands tronçons volumiques).

 

Entre les années 68 et 80 les carnets de commande étaient pleins, et ils ont faits continuellement des bénéfices jusqu’à la fusion en décembre 1982.

Dans ce contexte extrêmement favorable, les Chantiers de La Ciotat n’ont pourtant pas été capables de faire fructifier leur expérience dans quelque domaine que ce soit.
L’idée du B.C.G. est également inapplicable au chantiers d’Aïoi qui descend dans sa courbe d’apprentissage, non seulement pour des navires de la même famille, mais également sur des navires totalement différents (voir des navires à 1 seul exemplaire) et avec une pente double de celle donnée par le B.C.G. pour les chantiers coréens.

On nous a officiellement envoyés au Japon, pour savoir si le chantier de La Ciotat pourrait rapidement rattraper son retard (Fig.12). Serions nous capables, d’un coup, de courir 10 fois plus vite que le champion du monde ? Ou avons-nous été manipulés ? Je n’ai toujours pas compris.