INSTITUT D’ADMINISTRATION DES ENTREPRISES.

Aix en Provence - DESS Gestion d’entreprise.

Rapport de fin d’études, Cyril Grandpierre Avril 1986, remis à la Direction.

SUJET imposé : Exemple de stratégie d’un de vos concurrents. Éléments de comparaison avec celle de votre entreprise.

 

Voici donc mon rapport de fin d’études, qui a précédé de peu mon licenciement. Tout en gardant l'essentiel du fond, sérieux et documenté et de ce fait indigeste, j’ai adapté la forme à une publication sur internet pour qu’il soit plus agréable à lire et peut être instructif.


un navire !

Un navire n'est pas un objet ordinaire :
1-il ne subit pas de droit de douane, car il n'est pas importé dans un pays étranger.
2-C'est un support de biens manufacturés à haute valeur ajoutée, les approvisionnements représentant 50 à 75% de la valeur. Et ces biens exportés ne sont pas soumis à des droits de douane.
3-Le transport vers le lieu d'utilisation non seulement ne coute rien mais peut rapporter si on trouve un premier affrètement.

Et puis ... il n'y a rien de plus grand et de plus fascinant.

* "direction" :ne veut pas dire directeur, mais plutôt coordinateur de l'ensemble des corps de métier.


HISTOIRE DU GROUPE I.H.I.

 

Pendant que les européens partaient à la conquête du monde, conquête commerciale et en cas de nécessité, militaire. Les japonais décidaient de fermer leurs ports et d’interdire tout contact avec le monde extérieur. Jusqu’à ce que, après 2 siècles d’isolement, les américains décident de commercer avec le Japon. Vous connaissez la psychologie commerciale des cow-boys : « on tire d’abord et on discute après ».

C’est ainsi qu’un beau matin de 1853 le Major PERRY, à la tête d’une escadre de 3 navires de guerre, se présenta en baie de Tokyo et tira quelques coups de canon sur la ville en guise d’amicales salutations.

 

Juste en face, dans une ile de la baie, le petit chantier naval d’HISHIKAWAJIMA construisait des jonques de pêche à voile. Ce qu’ils ont vus ce jour là a du les frapper autant que lorsque les martiens sont venus débarquer chez nous avec leur soucoupe volante et leurs désintégrateurs laser.

 

Et nous … à La Ciotat, à ce moment là, on se préparait à lancer notre premier paquebot à coque acier, machine à vapeur et propulsion par hélice.

 

Les japonais humiliés, décidèrent dans un premier temps de se plier aux exigences de ces nouveaux partenaires, puis en maitres du Judo, d’utiliser les forces et technologies de l’adversaire pour laver l’affront.

Ce Japon encore englué dans son moyen âge où les Seigneurs Shoguns régnaient en maîtres, en profita pour faire sa révolution politique, la révolution MEIJI, avènement d’un Empereur disposant de tous les pouvoirs. Il fit inscrire dans la constitution de 1868 : “ Nous chercherons des connaissances partout dans le monde pour renforcer les fondements du pouvoir impérial.” L’espionnage industriel devint ainsi un principe constitutionnel.
Mais beaucoup de japonais n’avaient pas attendus les ordres éclairés de leur Empereur pour aller découvrir le monde et apprendre les nouvelles technologies. Sans doute un des premiers à réagir fut ce petit chantier naval, puisque 3 ans après la visite américaine, il lançait son premier navire (vaguement) moderne.

Le manque d’arrière pays industriel a forcé ce chantier à produire ses propres chaudières, machines, grues.

Début d’une diversification qui l’amènera à fabriquer des ponts, turbines, équipements d’industrie lourde etc… premier chainon de ce qui deviendra le Groupe I.H.I. = ISHIKAWAJIMA-HARIMA-HEAVY-INDUSTRY second plus grands groupe mondial de construction navale et d’industrie lourde.

Ensuite les créations de chantiers navals se multiplièrent au Japon pour soutenir le développement du commerce, le Japon n’ayant quasiment pas de matières premières, et surtout de l’armement, nous verrons comment au chapitre suivant. Les chantiers navals n’ont pas été détruits pendant la dernière guerre, contrairement à ceux de l’Allemagne, pour la simple raison que le quasi blocus du Japon organisé par la marine américaine ne leur permettait plus de fonctionner faute de matières premières.

Au Japon l’État s’en mêle.

Aussi après la défaite, le MITI, puissant et intelligent ministère de l’industrie, a mis la construction navale comme priorité du développement, car les navires ne subissant pas de droits de douane, c’était le moyen le plus efficace pour développer les exportations et il a incité les chantiers à se regrouper pour former de grands groupes et améliorer leur compétitivité.

C’est ainsi que le groupe I.H.I. est né en regroupant ISHIKAWAJIMA (Tokyo) et HARIMA (Aïoi) en 1960, puis NAGOYA et enfin KURE (Fig.1).

 

En France l’État s’emmêle.

Et nous … à La Ciotat, à ce moment là, comme tous les autres chantiers français, nous reconstruisions la flotte française à marche forcée, nous préoccupant plus de nous entre concurrencer que de nous allier.

Quand à la compétitivité, merci Gaston DEFFERRE et sa loi de 1951. Elle prévoyait d’accorder aux chantiers une aide de l’État pour compenser le coût supérieur de la main d’œuvre Française, sans demander le moindre effort de restructuration ou de productivité en contrepartie. Une aide pour compenser l’absence d’efforts, alors il faudrait être fada pour se fatiguer. Cela a transformé cette fière industrie de spécialistes de haut niveau en industrie de la mendicité et avouons que nous avons été excellents à ce jeu puisqu’à la fin l’État payait la totalité des salaires.

 

LA CRISE, DRAME EN 3 TEMPS :
UNE ERREUR COLLECTIVE DE PRÉVISION.

 Dans les années 1960, le commerce mondial se développait, entrainant le besoin de navires, entrainant la construction navale. Jusqu’à la crise à la fin de cette décennie. En général une crise, ça fonctionne toujours de la même manière (Fig.2).
PHASE 1 : Une forte augmentation des échanges internationaux entraina une forte augmentation du besoin en transport maritime, donc une augmentation des prix du fret qui se négocie au mois ou à l’année. Grace à cette forte demande et ces prix attrayants, les armateurs gagnaient beaucoup d’argent et ont commandés de nouveaux navires, dont les délais de livraison comme les prix ont augmentés. Au lieu de commander 2 ou 3 ans en avance, on en vient à commander 5 ou 6 ans à l’avance ou plus. Alors les armateurs commandaient des navires en fonction de besoins supposés à très long terme, et même commandaient des navires dont ils savaient qu’ils n’auraient jamais besoin mais qu’ils espéraient revendre avant même leur fabrication avec une bonne plus-value.

 

Et nous … à La Ciotat on se souvient bien des pétroliers de 80.000 tonnes pour l’armateur grec Kolocotronis qui en avait commandé 3 pour un revendre un à des allemands avant de faire faillite et de nous en laisser 2 sur les bras.

 

Devant cet afflux de commandes et ces bénéfices, les chantiers ont essayés de produire plus de navires, soit comme chez I.H.I. en créant de nouveaux sites, YOCOHAMA en 1964, AICHI en 1973, soit en s’agrandissant et se modernisant comme l’a parfaitement réalisé La Ciotat avec sa cale, ses ateliers couverts, ses terre pleins.

 

PHASE 2 : Ce qui est curieux dans ces crises, c’est que la phase 1 est toujours suivie de la phase 2, depuis la nuit des temps, mais que (presque) personne ne le prévoit. En 1974/75 le développement du commerce mondial s’est ralenti, il y avait donc assez de navires pour faire face aux besoins. Mais les commandes passées ont continuées à être livrées et la quantité de navires disponible est devenue si importante qu’on a stocké l’excédent dans des fjords en Norvège, des baies en Grèce et un peu partout. Les nouvelles commandes aux chantiers navals ne se sont pas complètement arrêtées, mais ont diminuées d’un facteur d’au moins 3.

 PHASE 3 : Quand la phase 2 se produit, les chantiers ont encore un carnet de commande plein pour plusieurs années. Selon qu’ils auront anticipés, ou seulement réagi ou pour les moins habiles, rien fait en espérant que ça s’arrange, les chantiers survivront ou disparaitrons. Ce n’est donc pas seulement la crise qui peut tuer un chantier, mais la crise ET une mauvaise stratégie ou l’absence de stratégie des dirigeants.

 

Vraisemblablement les dirigeants d’I.H.I. savaient dès la phase 1 qu’il y aurait une phase 2, et ont prévu longtemps avant la phase 3, la sortie de crise. Leur stratégie à 2 crans fut brillante :

1-Désengagement du naval et accélération des diversifications de la production.

2-Diminution des coûts dans la construction navale sans investissements lourds pour que le naval reste bénéficiaire et finance le repli sur les autres activités.

Dans les 10 années qui suivent, leur effectif en construction navale passa de 18.000 à 8.500 personnes (Fig-3) en développant un nombre comparable d’emplois dans d’autres secteurs (Fig-4).

Au lieu de diminuer l’activité de chacun des sites, comme nous l’avons fait en France pour des raisons politiques, ils conservèrent la pleine charge sur un nombre de plus en plus limité de chantiers. Ils ne gardèrent que les vieux chantiers, diversifiant ou fermant les établissements récents.

Il ne reste ce jour (1985) que 3 chantiers de construction navale. Celui de Tokyo, l'ancien Hishikawajima, non visitable car dédié à la construction militaire, celui de Aîoi l’ancien Harima et Kuré.

Et nous … à La Ciotat, nous n’avons pas été les plus mauvais. Nos dirigeants n’avaient pas prévu la fin de la période faste, certes on peut le leur reprocher, mais le chantier a abordé cette phase 2 avec un outil de travail moderne, efficace et une trésorerie saine fruit d’une excellente gestion financière. Dès 1978 ils ont procédés au licenciement de 1200 personnes permettant d’avoir une masse salariale plus gérable. Enfin la diversification vers la réparation navale et la transformation de navires a été une réussite, montrant la débrouillardise et l’adaptabilité des ouvriers et de la maîtrise de La Ciotat. I.H.I. a tenté de faire de même et à échoué dans ce domaine.
Séquence nostalgie. Facile de passer de constructeur de navires à réparateur ? essayez de transformer l’usine Renault de Flins en garagiste de quartier ! J’ai personnellement été au centre de l'action de cette diversification, puisque j’ai eu à diriger (côté chantiers) une dizaine de grandes réparations ou transformations et là on se sent vraiment un patron responsable de tout. Mon premier navire a perdu de l’argent (comme prévu), mon second à été à l’équilibre (étonnant), le troisième a fait un carton (à la surprise générale).
Un navire coréen avait un défaut de fabrication dans les chaudières encore sous garantie, qu’il fallait donc changer. Une chaudière c’est grand comme un immeuble et c’est placé dans la machine sous le château. On doit donc installer la chaudière avant de construire le château et si il faut la changer, il faut la couper en petits morceaux pour la sortir et en refabriquer une neuve à l’intérieur par petits morceaux. Nous avons pris l’affaire à perte comme d’habitude. En mettant le navire dans la grande cale, et en utilisant nos portiques de 500 et 660 tonnes, nous avons pu découper le château, le poser sur un terre plein, installer la chaudière neuve d’un bloc, et remettre le château … beaucoup moins de travail et un super bénéfice.
Ou ce pétrolier argentin dont les récifs de la cote algérienne avaient détruits intégralement le fond. Et oui, nous lui avons refait un fond neuf et là il n’y avait pas de concurrence pour ce job apparemment impossible.
Malheureusement très insuffisant pour faire tourner un chantier naval de cette taille.

 

Séquence colère. D’autres ont-ils fait mieux ? Oui nos voisins les chantiers navals de La Seyne avaient créés un pole industriel depuis longtemps, dont ils ont financés le développement grâce à une forte surévaluation des actifs du pole naval lors de son intégration dans la Normed. Enfin ils ont casés leurs encadrement supérieur du naval à La Ciotat, juste avant que l’on observe l’effondrement de l’organisation ciotadenne, la greffe n’ayant probablement pas bien prise. Bref on voit ceux qui ont été les couillons de l’opération, ceux que leurs dirigeants n’ont pas su défendre.

 

KURE

 Revenons au Japon : KURE est une grande ville industrielle jouxtant HIROSHIMA. Son chantier militaire fondé en 1886 s’enorgueillit d’avoir construit le YAMATO, le plus gros cuirassé du monde.

 Après la guerre il a été transformé par les américains en chantier civil et est à l’origine de la révolution de la construction navale japonaise (prochain chapitre).

Avec ses deux formes de 340x66m et de 510x80m et ses immenses ateliers, ce chantier est devenu une usine à construire les VLCC (pétroliers géants) en série. Il est destiné à disparaitre lorsque le boom des pétroliers géants sera terminé.

 

AIOI

Le chantier de Harima, second plus vieux chantier du groupe. Fondé en 1907 au fond d’une espèce de fjord, est la seule industrie de la petite ville d’Aïoi. Ce chantier occupe 5.000 personnes, dont 2.000 en construction navale, plus quelques milliers d’employés des sous traitants, sur les 40.000 habitants de la ville.

Aïoi produit toutes sortes de navires simples : vraquiers, porte-conteneurs, pétroliers, mais aussi des navires sophistiqués GPL, car ferries, etc…

Il dispose d’une forme de 290x60m, permettant de construire des pétroliers de 180.000 tonnes, et d’une cale de taille comparable. Ce qui lui permet de construire 12 à 15 navires par an, soit de l’ordre de 100.000 tonnes de coques métallique, comme La Ciotat.

Ses effectifs, sa capacité, sa position de mono-industrie dans la ville en font le chantier le plus comparable au Chantier de La Ciotat. C’est pourquoi j’ai choisi de comparer la stratégie d’I.H.I. en général et de l’établissement d’Aïoi en particulier, à celle du groupe français NORMED et de son établissement de La Ciotat. 

Ces très vieux chantiers sont décrits dans une publication au comité de la marine marchande du Congrès des États Unis comme suit : « En 1976, après des visites en Europe et au Japon, nous avons conclu que le système de construction navale I.H.I. était le plus développé au monde et considéré comme tel par les autres constructeurs au Japon. De plus nous avons découvert que le système de construction navale se développait et était constamment amélioré dans les 3 chantiers navals d’avant guerre de IHI à savoir Kure, Aïoi, et Tokyo. »(histoire des méthodes modernes de construction de navires : l’échange États Unis-Japon- LD et RD Chirillo.). C’est très intéressant de constater que ce sont les plus vieux chantiers qui sont les plus efficaces, car ils ont accumulés de l’expérience, nous y reviendrons.

 

LA CIOTAT.
La construction navale existe à La Ciotat depuis des temps immémoriaux, mais la véritable naissance date du rassemblement en 1835 de petits chantiers épars en un ensemble cohérent. En 1838 est lancé le premier vapeur à coque acier, puis en 1854 le premier paquebot à hélice ; à cette époque le chantier d’AIOI n’avait jamais vu que des jonques de pêche.
En
1851 il appartient à la Compagnie des Messageries Impériales qui deviendront en 1870 les Messageries Maritimes. En 1916, il est cédé à la Société Provençale de Constructions Navales, créée à cet effet.
En 1937, alors que les chantiers sont au bord de la faillite,  un industriel marseillais, jean-Marie
TERRIN les rachète et fonde les Chantiers Navals de La Ciotat. C’est un vrai industriel de la navale, déjà propriétaire des grands chantiers de réparation marseillaise créés par son père Augustin, qui redresse et développe l’entreprise avec une vision à long terme puisqu’il lance les grands travaux des années 60, grande forme, portiques, terre-pleins grandes nefs. Puis en 1964 les C.N.C. sont rachetés par des banquiers libanais, et la direction confiée à des gens qui n’avaient pas cette âme d’entrepreneurs et préparaient les désastres à venir.

Cette ravissante petite ville ne vit que de son chantier qui occupait 2800 personnes en 1950, et après une modernisation considérable en 1968, l’effectif montera à plus de 6.800 personnes, près de 10.000 en comptant les sous traitants. C’est alors le second plus grand chantier en France, très près des Chantiers de l’Atlantique, très loin du troisième, il lance 100.000 tonnes de coque métallique par an, comme AIOI à la même époque, sa trésorerie est florissante grâce à son excellente gestion et aux aides de L’État.

Fin 1982 le gouvernement impose une fusion entre les chantier de La Ciotat, de La Seyne et de Dunkerque, avec la décision de baisser les aides, donc la charge des 3 en même temps. Le nouveau groupe fut nommé NORMED (Chantiers du NORd et de la MEDiterranée).

Les 3 sont condamnés irrémédiablement ce jour là, on ne nous le dit pas, bien au contraire, mais c’était inéluctable.

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JM TERRIN 27 ans de C.N.C.
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